XIII
JE vrille sur le coccyx et le mâchefer se tasse sous mes fesses. Sur la gauche, les berges disparaissent dans les brouillards.
Nous commençons notre livre.
Elle soupire. Ses oreilles sont rouge brique.
« A toi d’écrire, je sens plus mes doigts. »
La Noël dans huit jours, et on est là, le cul dans les cailloux, avec le quai qui file au ras de l’horizon, bourré de chardons jusqu’à la mer.
Il doit faire moins quinze.
Elle éternue et enfonce son nez entre ses genoux remontés.
« On est bien, dit-elle, et puis on fait un chef-d’œuvre, ça réchauffe l’intérieur.
– Regarde, dis-je, ça gèle sur les bords. »
A deux mètres sous nos semelles, l’eau ne bouge plus et se scelle à la pierre par plein de rides transparentes et aigües.
Mes doigts se paralysent. Les nuages font un toit de coton sale et les couleurs ont disparu pour toujours ; le bleu du jean de Lauren a pris la couleur d’une vieille planche pourrie. Vive la Californie.
« Laury et Dany, dit-elle, ça doit jeter un jus terrible. Qui tu vois dans les rôles ?
– Ne rêve pas, dis-je, les droits ne sont pas encore vendus au cinéma. »
Elle réfléchit en crachant du brouillard par les naseaux.
« Faut une grande scène quand ils se rencontrent, ça doit exploser, faut qu’on sente l’ardente passion. »
Je crache dans l’eau du coin droit de la bouche.
« Je savais pas qu’on faisait un bouquin de cul, dis-je. Pour moi, c’était du tout public. »
Elle me fixe, indignée.
« Ça n’empêche pas, dit-elle le tout public, il aime bien aussi quand ça pulse. »
Ça, ça me rend soupçonneux.
« Qu’est-ce que ça veut dire, « quand ça pulse » ? »
Elle se tortille et souffle dans ses doigts.
« Tu m’énerves, dit-elle, sers-toi de ton cerveau. Ils vont pas rester à s’admirer le blanc de l’œil, Laury et Dany.
– Dany et Laury.
– Comme on les a décrits, c’est pas possible que ce soit pas charnel, c’est comme si on faisait un bouquin sur Hitler et qu’il déclare pas la Deuxième Guerre mondiale.
– Ça, c’est vrai, dis-je, on s’attend à ce qu’ils fassent des trucs. On s’en fume une petite ? »
Elle tousse dans la fumée. Quand elle met la cigarette dans sa bouche, elle la met au milieu, comme un sucre d’orge. C’est une chose que je lui reproche, elle a pas du tout le style de Marlène Dietrich quand elle fume. Avant moi, elle n’avait jamais fumé. Je la pervertis sans qu’elle s’en aperçoive.
C’est bien de mettre les mains autour des petites cendres rouges, on aspire et ça réchauffe un peu, comme si on était dans le Grand Nord, à côté des traîneaux de chiens.
« Tu veux courir ? »
Elle secoue la tête.
« Non. »
Sa joue est glacée, ses lèvres sèches, mais c’est drôlement agréable. C’est un peu gercé sur le dessus, mais après, c’est la vraie framboise et ça fait tout chaud. C’est une fille à la bouche tendre.
L’emmerdant, l’hiver, ce sont tous ces habits superposés ; je lui déboutonnerais bien son manteau, mais elle va mourir de froid ; j’en ai envie pourtant, oh ! malheur, que j’en ai envie, et je sens qu’elle a tant envie de se laisser faire, de plus en plus terriblement envie. Les paumes de ses mains coulent dans mes cheveux. C’est l’amour, les mecs, avec le cœur, le sexe, et tout, oui, peut-être que si c’était pas l’hiver on ferait l’amour, comme les grands. Je pourrais, je pense, et sans honte je crois, elle non plus, en bordure de Seine, nus comme des fous. Ça pulserait, c’est sûr, jusqu’aux nuages et au-delà.
Elle respire vite comme si elle avait couru mais en plus profond, comme une femme vraie, et elle se cramponne, un peu noyée. C’est la belle galoche, le vrai baiser des voyous.
« Mon train ! »
On court déjà à toute allure sur le sol gelé. Les pare-brise sont givrés. On a même pas fini le premier chapitre.